Blanche et carlino : monnaies uniques de Bretagne
Publié par Sophie Lambert, le 12 décembre 2025
L’autonomie politique marquée du duché de Bretagne au Moyen Âge a engendré un système monétaire singulier, caractérisé par la circulation de la « blanche » et du « carlino », deux espèces absentes ou très rares dans le reste du royaume de France. La blanche, frappée en billon argenté, répondait aux besoins quotidiens du commerce local, tandis que le carlino, d'origine napolitaine, servait de référence pour les transactions de plus grande envergure et les échanges atlantiques. Cette spécificité numismatique résulte d'une volonté ducale de contrôler les flux économiques et de maintenir une zone monétaire hermétique, limitant ainsi la pénétration des devises royales et concentrant ces types monétaires sur le territoire breton.
L'indépendance politique et le système monétaire du duché
Le duché de Bretagne a longtemps fonctionné comme un État quasi indépendant, doté de prérogatives régaliennes fortes, dont le droit de frapper monnaie constituait l'un des piliers majeurs. Les ducs de Bretagne utilisaient cet outil pour affirmer leur souveraineté face au roi de France. Cette politique a favorisé l'émergence d'un numéraire purement local, conçu pour circuler en circuit fermé. Les ateliers monétaires bretons, situés dans des villes comme Nantes ou Rennes, produisaient des espèces répondant à des normes de poids et de titrage définies par le duc lui-même, souvent en décalage avec les ordonnances royales, confirmé par les archéologues.
Cette gestion autonome a créé une barrière économique invisible mais efficace. Les marchands et la population locale utilisaient les espèces disponibles, émises par l'autorité ducale, ce qui rendait l'usage des monnaies étrangères ou royales moins pratique, voire taxé lors des opérations de change. Le système monétaire breton ne se contentait pas d'imiter le système tournois en vigueur dans le royaume ; il imposait ses propres standards. Cette situation explique pourquoi les monnaies bretonnes restaient captives de leur zone d'émission, s'accumulant sur place au lieu de se disperser vers les régions voisines.
L'isolement monétaire du duché servait également des objectifs fiscaux. En contrôlant la masse monétaire, le pouvoir ducal pouvait jouer sur les mutations, c'est-à-dire modifier la valeur intrinsèque des pièces pour renflouer les caisses de l'État. Cette manipulation nécessitait une maîtrise totale de la circulation des espèces. La prédominance de monnaies spécifiques comme la blanche témoigne de cette réussite politique et administrative à imposer un instrument d'échange unique sur le territoire.

La blanche : définition et caractéristiques techniques
La blanche désigne une catégorie de monnaies médiévales dont l'appellation provient directement de l'aspect visuel de la pièce lors de sa mise en circulation. Fabriquée à partir de billon, un alliage de cuivre et d'argent, cette monnaie subissait une opération de blanchiment chimique avant sa sortie de l'atelier. Ce procédé consistait à attaquer la surface du flan pour dissoudre le cuivre superficiel et faire ressortir l'argent, donnant ainsi à la pièce un éclat brillant et une couleur claire caractéristique, par opposition aux monnaies « noires » contenant moins de métal noble.
La teneur en argent de ces monnaies variait selon les époques et les besoins financiers du duché. Toutefois, le terme est resté attaché à ces émissions de billon richement argenté. En Bretagne, la blanche a pris des formes identifiables par des symboles héraldiques propres à la dynastie ducale. Les graveurs intégraient systématiquement des éléments marquant l'identité bretonne pour garantir l'acceptation de la pièce par les usagers locaux.
On recense plusieurs types de blanches qui permettent aux historiens de classer ces émissions :
- Le blanc au polylobe : caractérisé par un contour lobé entourant le motif central.
- Le blanc aux hermines : arborant le symbole héraldique du duché, l'hermine, souvent disposée en champ ou en motif central.
- Le blanc florette : une imitation des types royaux mais adaptée avec les marques des ateliers bretons.
- Le blanc à la targe : présentant un écu en forme de bouclier.
Ces variations typologiques ne sont pas de simples détails esthétiques. Elles servaient à identifier l'atelier d'émission et le maître monnayeur responsable de la frappe. La présence massive de l'hermine sur ces pièces fonctionnait comme un marqueur de confiance pour les Bretons, validant la valeur libératoire de la monnaie au sein du duché.
Une circulation dominée par les frappes locales
L'analyse des dépôts monétaires enfouis à la fin du Moyen Âge révèle une prépondérance écrasante des monnaies ducales sur le territoire breton. Contrairement aux régions frontalières du royaume de France où les espèces se mélangeaient davantage, la Bretagne présente un faciès numismatique très homogène. Les blancs bretons y occupent la majorité du volume en circulation, reléguant les monnaies royales et étrangères au second plan.
Cette hégémonie locale s'explique par la politique volontariste des ducs. Pour maintenir la liquidité nécessaire au commerce intérieur, les autorités incitaient, voire obligeaient, à l'utilisation des espèces frappées dans les ateliers ducaux. Le billon, métal de la transaction quotidienne, voyageait peu. Sa valeur intrinsèque, souvent légèrement inférieure à sa valeur faciale, ne justifiait pas son exportation hors des frontières du duché. Par conséquent, ces pièces restaient prisonnières de leur zone d'usage initial.
La rareté des blancs bretons en dehors de la péninsule confirme cette dynamique. On ne retrouve ces monnaies qu'exceptionnellement dans les gisements archéologiques du Bassin parisien ou du sud de la France. À l'inverse, l'abondance de ces pièces dans les sols bretons démontre une activité économique intense et autocentrée. Les marchés, les foires et les transactions foncières en Bretagne se réglaient principalement avec cette monnaie « blanche », véritable moteur des échanges régionaux.
Le carlino : transfert d'une monnaie méditerranéenne
Le carlino constitue un cas particulier dans l'histoire monétaire bretonne, illustrant les connexions lointaines du duché. À l'origine, ce terme désigne une monnaie d'argent créée dans le royaume de Naples à la fin du XIIIe siècle. Son nom dérive de Charles d'Anjou, souverain qui a initié cette frappe. Cette pièce jouissait d'une excellente réputation en Méditerranée grâce à son poids stable et à son bon aloi, ce qui a favorisé sa diffusion bien au-delà de ses frontières italiennes initiales.
Le transfert de cette appellation vers la Bretagne ne signifie pas nécessairement que les pièces napolitaines y circulaient en masse physiquement, mais plutôt que le standard qu'elles représentaient a été adopté. Le carlino est devenu un modèle, une référence de valeur pour des pièces d'argent de gros module. Les relations commerciales maritimes et les liens dynastiques entre les maisons nobles d'Europe ont facilité la migration de ce terme et de ce standard monétaire vers la façade atlantique.
En Bretagne, l'usage du terme carlino témoigne de l'ouverture du duché sur le commerce international. Les marchands bretons, très actifs dans le cabotage européen, avaient besoin de références solides pour leurs transactions. Le carlino, synonyme de monnaie stable et de qualité, répondait à ce besoin de fiabilité dans un contexte où les manipulations monétaires étaient fréquentes. Il incarnait une valeur refuge ou un étalon pour les gros paiements.
Usage spécifique du carlino dans les échanges atlantiques
Dans le contexte breton, le carlino se distingue nettement des monnaies royales françaises. Il ne s'agit pas d'une pièce du système tournois ou parisis classique. Les documents d'archives mentionnent souvent le carlino comme une monnaie de compte ou une espèce utilisée pour les règlements importants. Son utilisation reflète une sphère d'échange distincte, tournée vers la mer et les partenaires commerciaux internationaux plutôt que vers le marché intérieur français.
La présence de ce type monétaire dans la documentation bretonne, alors qu'il est quasiment absent des textes administratifs du royaume de France pour la même période, souligne encore l'autonomie numismatique de la région. Le duché, par sa position géographique, s'insérait dans des réseaux économiques qui contournaient parfois le pouvoir central français. Le carlino servait d'instrument pour ces circuits spécifiques.
Voici un tableau comparatif illustrant les différences fonctionnelles entre ces monnaies en contexte breton :
| Caractéristique | La Blanche | Le Carlino (en Bretagne) | Monnaie Royale Française |
| Métal dominant | Billon (Cuivre + Argent) | Argent (Haut titre) ou Or (selon périodes) | Argent / Or / Billon |
| Zone de circulation | Locale (Duché de Bretagne) | Internationale / Atlantique | Royaume de France |
| Usage principal | Commerce quotidien, petit achat | Grosses transactions, référence de compte | Toutes transactions dans le Royaume |
| Origine du nom | Aspect visuel (blanchi) | Souverain napolitain (Charles) | Souverain ou lieu de frappe |
L'utilisation du carlino permettait aux acteurs économiques bretons de s'affranchir en partie des fluctuations des monnaies royales. En adoptant un standard extérieur ou en nommant ainsi leurs propres grosses frappes d'argent, ils maintenaient une connexion avec les standards internationaux, facilitant les exportations de sel ou de toiles, produits phares de l'économie bretonne.
Raisons de la concentration géographique des trouvailles
La quasi-exclusivité des découvertes de blanches et de types carlino sur le sol breton s'explique par la structure même du système féodal et économique de l'époque. Les frontières du duché agissaient comme des filtres monétaires. Les espèces qui sortaient du territoire perdaient souvent leur cours légal ou devaient être changées à perte. Les détenteurs de monnaies bretonnes avaient donc tout intérêt à les dépenser sur place, favorisant une vélocité de circulation interne élevée.
Les numismates et prospecteurs constatent aujourd'hui cette réalité historique sur le terrain. Alors qu'une 5 francs Semeuse (monnaie française d'après 1875) peut se retrouver uniformément sur tout le territoire national, les blanches médiévales bretonnes forment des concentrations denses uniquement à l'ouest d'une ligne correspondant aux anciennes marches de Bretagne. Cette répartition ne doit rien au hasard ; elle matérialise l'aire d'influence politique du duc.
La zone monétaire bretonne fonctionnait en autarcie pour le numéraire courant. Les blancs, produits massivement par les ateliers de Nantes, Vannes ou Dinan, inondaient les marchés locaux. À l'inverse, hors de Bretagne, ces pièces étaient considérées comme étrangères et souvent décriées par les ordonnances royales qui cherchaient à imposer le monopole du roi. Cette exclusion réglementaire a empêché la diffusion des blanches vers l'intérieur du royaume, figeant leur répartition géographique telle que nous l'observons aujourd'hui.
